La pandémie de Covid-19 et la guerre Russie-Ukraine posent des défis aux chaînes de valeur mondiales.
- La pandémie de la Covid-19 et plus récemment la guerre Russie-Ukraine ont posé des défis sans précédent aux chaînes de valeur mondiales. Les chocs du côté de l'offre et de la demande ont créé plusieurs goulets d'étranglement le long de la chaîne d'approvisionnement, allant des perturbations logistiques à la pénurie d'équipements, de main-d'œuvre, ainsi que d'intrants intermédiaires tels que les semi-conducteurs.
- Malgré les défis, il ne devrait pas y avoir de retour en arrière majeur en terme de mondialisation. La principale justification économique des chaînes de valeur - l'arbitrage du coût de la main-d'œuvre, c'est-à-dire le déplacement de la production des entreprises vers des lieux où la main-d'œuvre est relativement bon marché - est toujours valable. En outre, les pays ne sont pas nécessairement mieux lotis en adoptant une autre stratégie.
- Les alternatives, telles que la diversification des fournisseurs ou des clients, la délocalisation de la production, s’accompagnent également d'inconvénients importants, elles n'augmentent pas nécessairement la robustesse ou la résilience.
La covid-19 s'attaque aux chaînes de valeur
La pandémie de la Covid-19 a frappé l'économie mondiale par surprise. Elle a provoqué de fortes perturbations le long de la chaîne de valeur mondiale (CVM) et, ce faisant, a accru certaines vulnérabilités des réseaux de production mondiaux. Les perturbations de la chaîne de valeur apparues pendant la pandémie ont aussi bien pour cause la demande que l'offre. Le conflit Russie-Ukraine a exacerbé les perturbations déjà existantes. Il a fait grimper les prix des matières premières et faussé certaines parties de la chaîne de valeur européenne, notamment dans le secteur automobile.
Du côté de l'offre, la production a été touchée au début de la pandémie par des fermetures d'usines en Chine. Ces fermetures ont eu lieu en janvier/février 2020. Étant donné la place centrale de la Chine dans les chaînes de valeur mondiales, cela a eu un effet immédiat sur la production mondiale de produits manufacturés. Lorsque la production chinoise s'est rétablie au printemps 2020, la pandémie s'est déplacée vers l'Europe et les États-Unis, entraînant des fermetures d'usines dans ces pays et "réinfectant" l'industrie chinoise, car il était plus difficile de se procurer des intrants aux États-Unis et en Europe.
La production mondiale a commencé à reprendre au second semestre 2020, les économies ayant appris à s'adapter au virus et les restrictions ayant été réduites. Au quatrième trimestre 2020, la production mondiale avait déjà retrouvé son niveau d'avant la pandémie. Il arrive encore que des usines ferment, notamment en Chine, qui a adopté une stratégie "zéro Covid". Cependant, les niveaux de production mondiaux suggèrent que l'industrie manufacturière est relativement résistante aux nouvelles vagues d'infections.
Du côté de la demande, une chute de la demande mondiale a été constaté au début de la pandémie, car l'incertitude a grimpé en flèche, les revenus disponibles ont diminué et des obstacles pratiques à la consommation, comme la fermeture de magasins malmenaient la demande. Cependant, depuis le second semestre 2020, la demande est repartie car les économies se sont ré-ouvertes, les ménages ont commencé à puiser dans leur épargne excédentaire et les gouvernements ont mis en œuvre des mesures de relance budgétaire. Les habitudes de consommation se sont également déplacées des services (locaux) vers les produits manufacturés (importés), tels que les produits et équipements électroniques, en partie liés au travail à domicile. Cela a déclenché une demande accrue pour le commerce de marchandises, créant des perturbations logistiques dans le secteur des transports. Les coûts d'expédition ont grimpé en flèche en raison de la mauvaise répartition des conteneurs d'expédition, et plusieurs ports ont eu des difficultés à traiter les marchandises en raison d'une pénurie de dockers et de chauffeurs routiers. L'un des ports les plus touchés est celui de Los Angeles-Long Beach, où le nombre de porte-conteneurs attendant "au mouillage" a atteint un niveau record en janvier 2022. À l'échelle mondiale, la situation ne s'est guère améliorée au cours des derniers mois.
L'augmentation de la demande de biens industriels a entraîné une diminution, plus forte que d'habitude, des stocks par rapport à la demande. Les niveaux des stocks sont toujours inférieurs aux moyennes historiques, mais il semble que le resserrement des stocks observé ces derniers mois s'atténue dans plusieurs secteurs. Une exception est l'industrie des semi-conducteurs, qui connaît toujours des commandes élevées dans un contexte de capacités déjà limitées. La pénurie de semi-conducteurs est principalement due à la demande, déclenchée par un rebond rapide des ventes de véhicules et un boom des produits électroniques pour lesquels les semi-conducteurs sont des intrants importants.
Même en dehors des industries dépendantes des semi-conducteurs, les entreprises ont connu des pénuries d'équipements ou de matériaux. Au deuxième trimestre 2022, un pourcentage record de 51 % des entreprises manufacturières de l'UE ont déclaré que l'équipement était un facteur limitant la production, ce chiffre atteignant même 77 % en Allemagne. Aux États-Unis, les entreprises signalent également une pénurie d'intrants physiques. Le déclenchement de la guerre entre la Russie et l'Ukraine a exacerbé les distorsions existantes de la chaîne d'approvisionnement et la volatilité des prix des matières premières. Bien qu'elles ne soient que partiellement intégrées dans la chaîne d'approvisionnement européenne, la Russie et l'Ukraine fournissent certains intrants manufacturiers essentiels. Cet impact se fait particulièrement sentir dans l'industrie automobile, certains constructeurs automobiles limitant ou arrêtant leur production. L'Ukraine est un producteur clé de divers métaux rares tels que le palladium (utilisé dans les convertisseurs catalytiques) et le néon (utilisé dans les lasers pour la fabrication de puces électroniques).
De même, la pénurie de main-d'œuvre constitue un risque majeur pour la reprise industrielle, tant dans l'UE qu'aux États-Unis. En Allemagne, où de nombreux emplois ont été sauvés grâce au programme de chômage technique du gouvernement, l'emploi manufacturier ne s'est pas remis de la chute de 2020 (malgré une forte demande). 38 % des entreprises manufacturières allemandes connaissent des pénuries de main-d'œuvre, contre 28 % dans l'ensemble de l'UE.
Des perturbations à résoudre progressivement
Nous pensons actuellement que les perturbations de la chaîne d'approvisionnement ne se résorberont que progressivement. L’affectation des conteneurs d'expédition aux bons endroits devrait intervenir courant 2023, ce qui maintiendra les coûts d'expédition élevés à court terme. La pénurie de semi-conducteurs devrait également se poursuivre en 2022. Des données récentes suggèrent que la pénurie de puces a dépassé son pic, car les principaux fabricants de puces en Asie augmentent leur production. Ce qui pourrait également aider, est le fait que les consommateurs ont commencé à se détourner de la consommation de biens au profit des services. Mais il faudra sans doute attendre jusqu'en 2023 pour que la pénurie de semi-conducteurs disparaisse.
Les tendances post-crise financière dans les chaînes de valeur mondiales
La pandémie de la Covid-19 est arrivée à un moment où les principales forces motrices de la production internationale étaient déjà à un point d'inflexion. Pendant plusieurs décennies après les années 1980, les processus de fabrication mondiaux ont explosé grâce aux faibles coûts commerciaux rendus possibles par les accords commerciaux et à la baisse spectaculaire des coûts de transport. En outre, les technologies de l'information et de la communication ont réduit les coûts de communication. En conséquence, les chaînes de valeur mondiales ont commencé à jouer un rôle de plus en plus important dans la production mondiale. La participation de la Chine à l'économie mondiale est probablement la tendance la plus remarquable des trois dernières décennies en matière de chaînes de valeur mondiales. En 1990, l'Allemagne, les États-Unis et le Japon étaient les trois nœuds centraux reliant les flux commerciaux transcontinentaux. La Chine était un point minuscule avec une participation aux chaînes de valeur mondiales très faible. Cependant, en 2019, la Chine avait remplacé le Japon en tant que nœud central en Asie et remplacé les États-Unis en tant que deuxième pôle mondial des CVM (l'Allemagne étant le premier).
Cependant, après la crise financière de 2008/2009, la dynamique de croissance de la production internationale s'est arrêtée. Bon nombre des avantages potentiels de la mondialisation découlant des différences de coûts de main-d'œuvre et de productivité ont déjà été exploités. Sur le plan politique, le pendule a commencé à osciller du commerce libéral vers un plus grand interventionnisme dans les politiques économiques nationales et un retour du protectionnisme. La guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine, qui a vu le jour sous la présidence de Donald Trump, est un bon exemple de cette tendance. À certains égards, la mondialisation se stabilise. La part des exportations mondiales dans le PIB est restée plus ou moins constante depuis 2008. Pour les États-Unis et la Chine, nous observons que la part des exportations dans le PIB a stagné ou légèrement diminué depuis 2008. Pour l'Allemagne, en revanche, une telle diminution n'est pas visible.
Dans une autre mesure, celle de la participation aux chaînes de valeur mondiales, nous constatons une certaine stagnation pour les États-Unis et la Chine, mais pas de revirement majeur. Nous ne disposons de données que jusqu'en 2018 et malheureusement pas pour toute la période de la guerre commerciale entre les États-Unis et la Chine, et de la pandémie. La participation aux CMV a connu un creux en 2009, en raison de la "grande récession" qui a suivi la crise financière, mais elle a été suivie d'une reprise au cours des années suivantes. En 2018, elle est restée élevée en moyenne, mais le plafonnement suggère que la plupart des gains de la mondialisation ont été récoltés.
La Covid-19 et le conflit Russie-Ukraine ne changent pas grand-chose à la participation aux chaînes de valeur mondiales
La pandémie de la Covid-19 et, plus récemment, la guerre entre la Russie et l'Ukraine ont posé des défis aux chaînes de valeur mondiales. La chute brutale des échanges au cours des premiers mois de la pandémie a reflété la confluence des chocs de demande et d'offre induits par la pandémie. La réouverture des économies, principalement depuis le second semestre de 2020, a créé une demande de biens si forte que de nouveaux goulets d'étranglement sont apparus. De nombreuses entreprises, qu'il s'agisse de multinationales ou de petits fournisseurs locaux, ont été affectées par ces goulets d'étranglement. Dans les enquêtes réalisées après la pandémie de la Covid-19, les directeurs généraux des grandes entreprises et des multinationales ont exprimé la conviction qu'il faudra des années pour que les activités commerciales retrouvent leur niveau d'avant la crise.
La Covid-19 et le conflit entre la Russie et l'Ukraine alimentent à nouveau le débat existant sur la question de la vulnérabilité des chaînes de valeur mondiales aux chocs économiques et environnementaux. Certains économistes ne prévoient guère de changements significatifs dans la manière dont les chaînes de valeur mondiales sont façonnées, car les raisonnements économiques restent valables. Les CVM ont apporté de nombreux avantages en permettant aux entreprises de s'approvisionner plus efficacement en intrants, d'accéder à des connaissances et à des capitaux au-delà de l'économie nationale et d'étendre leurs activités à de nouveaux marchés. D'autres pensent que la Covid-19 est devenu un signal d'alarme pour un nouvel équilibre risque-récompense pour les CGV. Les entreprises peuvent envisager plusieurs options pour améliorer la résilience de la chaîne d'approvisionnement, notamment la délocalisation de la production, la diversification des fournisseurs et la constitution de stocks plus importants.
La première option est le reshoring ou le nearshoring. Il s'agit probablement de la trajectoire la plus radicale. Elle remet en question les éléments les plus caractéristiques des CVM - la fragmentation des tâches et la dispersion géographique - et est associée à une baisse du PIB et des revenus, car moins de gains d'efficacité peuvent être exploités. Les principaux moteurs de la délocalisation pourraient être l'environnement politique (incitation à un plus haut degré d'autosuffisance après la pandémie) et la possibilité d'automatiser certaines parties du processus de production, ce qui réduit la pertinence des possibilités d'arbitrage du coût de la main-d'œuvre. L'arbitrage du coût de la main-d'œuvre est la pratique consistant à déplacer la production vers des lieux où la main-d'œuvre est moins chère. Il pourrait y avoir des considérations stratégiques à la production nearshore. Par exemple, dans les secteurs critiques tels que l'énergie, les technologies sensibles, les produits alimentaires et les équipements médicaux, nous pourrions assister à une augmentation de la délocalisation ou de l'onshoring.
Toutefois, il est important de noter que la production localisée n'est pas nécessairement moins vulnérable aux chocs. Si l'on considère la situation d'une pandémie mondiale, presque toutes les économies sont affectées par les chocs de l'offre et de la demande, bien qu'à des degrés différents. Cela signifie que la production délocalisée peut également être affectée par des blocages. En outre, des chocs d'une autre nature, tels que des accidents de production, des catastrophes naturelles et des risques financiers, peuvent se produire en tout lieu, de sorte que la production locale ne garantit pas la robustesse des chaînes de valeur. Au contraire, pendant la pandémie de la Covid-19, les chaînes de valeur ont même été capables de remédier aux pénuries d'approvisionnement en produits médicaux essentiels. Par exemple, en Corée du Sud, une nouvelle industrie a vu le jour et exporte des millions de kits de test Covid-19 vers plus de 100 pays. Cela s'est produit en l'espace de quelques mois après l'apparition de la pandémie.
La guerre en Ukraine pourrait-elle alors constituer une étape majeure vers la démondialisation ?
Elle va certainement accélérer la réorientation de la Russie vers l'Est, vers la Chine, l'Inde et les pays d'Asie centrale. Mais le volume des échanges entre ces blocs économiques reste relativement modeste à l'échelle mondiale. En outre, la Russie représente moins de 2 % du PIB mondial. Il est peu probable que la Chine veuille créer une structure commerciale régionale qui pourrait nuire à ses relations commerciales avec les économies avancées. Les régions avancées restent le principal débouché de la Chine pour les produits manufacturés et une source de technologies clés. Le commerce avec les États-Unis, leurs alliés en Europe et en Asie représente toujours plus de 70 % du commerce extérieur de la Chine, contre seulement 4 % avec la Russie et l'Inde.
Il n'est pas évident qu'un choc comme la Covid-19 conduise à une accélération du reshoring. Des chocs antérieurs importants de la chaîne d'approvisionnement, tels que le tremblement de terre de 2011 au Japon, n'ont pas entraînés de délocalisation ou de quasi-délocalisation de la production en guise de réponse. Les importateurs ont toutefois réduit leur dépendance à l'égard du Japon en faveur d'économies en développement à faible coût. Nous pensons qu'à la suite de la crise de la Covid-19, le reshoring ne semble être une option viable et probable que pour certaines industries de haute technologie, sujettes à des pressions protectionnistes. Il peut s'agir de biens essentiels - tels que les équipements médicaux - ou de biens qui revêtent une importance stratégique d'un point de vue économique ou technologique (par exemple, l'automobile et l'électronique).
La deuxième option est la diversification de l'approvisionnement, une solution qui tire parti des CVM plutôt que de les démanteler. La diversification des fournisseurs aux différentes étapes de la production dans une chaîne de valeur peut accroître la robustesse et la résilience, car un choc négatif frappant les approvisionnements d'un endroit peut être compensé par des approvisionnements de substitution provenant d'autres endroits. Toutefois, le maintien de fournisseurs alternatifs impose des coûts supplémentaires aux entreprises, car elles doivent investir dans plusieurs fournisseurs pour adapter les intrants et s'assurer que les pièces et les composants de différents fabricants s'assemblent. Certaines industries, telles que la fabrication de semi-conducteurs, sont fortement concentrées dans quelques pays, car l'investissement initial important dans la production limite le nombre de fournisseurs. Si c'est le cas, la diversification de l'approvisionnement en intrants sera plus difficile.
La numérisation de la chaîne d'approvisionnement est un facteur clé qui pourrait rendre la diversification plus facile et moins coûteuse, car elle accroît les possibilités de coordination et de contrôle. La diversification est plus probable dans les industries à faible technologie et à faible coût, comme le textile et l'habillement. Outre les industries à faible technologie, la diversification offre également des opportunités dans les industries de services, en particulier les services à plus forte valeur ajoutée.
Enfin, détenir davantage de stocks est probablement le moyen le plus simple d'améliorer la robustesse des GVC. En même temps, cette stratégie a aussi un coût. Les entreprises rentables seront réticentes à détenir des stocks excédentaires, car cela immobilise des capitaux, mais nécessite également de gérer ces stocks, de les entreposer, de les entretenir et d'éviter qu'ils ne soient endommagés ou volés. En outre, de nombreux produits peuvent expirer ou devenir obsolètes pendant qu'ils sont stockés dans les stocks. Bien que de nombreuses entreprises aient augmenté leurs stocks et se soient approvisionnées en matières premières pendant la crise de Covid-19, il est peu probable que cette évolution se transforme en une tendance à long terme.
Nous ne prévoyons pas de changement majeur dans la stratégie de production à la suite de la pandémie de Covid-19 et du conflit Russie-Ukraine. Cela pourrait entraîner une certaine réorientation stratégique, mais pas de retour en arrière majeur sur l'échelle de la mondialisation. L'argument le plus important est que la principale raison d'être des chaînes de valeur mondiales - les possibilités d'arbitrage du coût de la main-d'œuvre - est toujours valable et que les alternatives aux chaînes de valeur mondiales ne sont pas nécessairement meilleures. Nous pensons plutôt qu'il est plus probable que les entreprises procèdent à de légers ajustements de leurs stratégies de production. Par exemple, en maintenant des stocks plus importants de biens critiques, tels que les fournitures médicales. Il pourrait y avoir une délocalisation limitée, car les coûts de la main-d'œuvre dans certains centres de fabrication, notamment en Chine, augmentent à mesure que l'on monte dans la chaîne de valeur, mais cela se serait produit indépendamment des goulets d'étranglement actuels de la chaîne d'approvisionnement. Notre conviction que la principale justification économique des chaînes de valeur mondiales reste valable est corroborée par l'expérience acquise lors de précédents chocs de la chaîne d'approvisionnement, tels que la crise financière de 2008/2009 et le tremblement de terre de 2011 au Japon.